16
La silhouette ne bougea pas, mais respira tout de même. Une brève inspiration, qui se termina par son nom :
« Zoé ? C’est moi. »
Zoé reprit son souffle à son tour et recula le canon de son arme. Elle s’appuya au mur, les jambes coupées. Au bout d’un moment, elle passa le bras derrière son dos et ralluma la lumière.
L’inspecteur Sean Mackey s’avança dans le loft, les mains levées, bien écartées. Elle voyait sa poitrine se soulever puissamment. L’adrénaline devait rugir dans ses veines.
« Enfin, vous êtes dingue ou quoi ? J’aurais pu vous tirer dessus.
— Ah ouais ? C’est vous qui aviez le canon d’un Glock collé à l’oreille, je vous signale.
— Bon, vous voulez bien ranger ça, pour l’amour du ciel ? »
Zoé baissa les yeux et vit qu’elle lui braquait toujours son arme en plein cœur.
« Désolée. Je suis un peu sur les nerfs, en ce moment.
— Sans blague. »
Mackey baissa les mains et regarda autour de lui.
« Bon sang ! Qu’est-il arrivé ? On dirait qu’une bombe a explosé chez vous.
— J’imagine que c’était le type à la queue-de-cheval qui cherchait l’autel d’ossements – quoi que ça puisse être. Et qu’est-ce que vous foutez là, de toute façon ? Je vous croyais reparti pour la criminelle.
— Je voulais vous dire que j’avais appelé par radio une voiture de patrouille pour vous emmener. Au cas où cet enfoiré aurait décidé de revenir vous faire une petite visite. Et maintenant, je pense que quand on aura fini le dessin et regardé les photos, vous auriez intérêt à dormir à l’hôtel, cette nuit.
— Ça ira. Je doute qu’il revienne. D’abord, il sait déjà que ce qu’il cherche n’est pas là. Et j’ai une barre que je peux mettre en travers de la porte, pour la bloquer. Le seul moyen d’entrer, ce serait avec un bélier… Mack, il faut vraiment, vraiment que je prenne une douche. »
Il leva la main pour interrompre son flot de paroles.
« Ça va, ça va. Je m’en vais. La voiture de patrouille devrait être là dans cinq minutes maximum, mais je vais rester dans le coin jusqu’à ce qu’elle arrive, juste au cas où. Et j’envoie les gars de la police scientifique ici, pour passer l’endroit au peigne fin. »
Quand la porte se fut refermée derrière lui, Zoé abaissa la barre en acier et la verrouilla. Elle regarda par la fenêtre jusqu’à ce qu’elle voie Mackey ressortir et s’adosser à un lampadaire en attendant la voiture de patrouille. Se sentant désormais en sécurité, pour le moment du moins, elle se laissa tomber à genoux et tendit le bras sous le lit pour récupérer l’enveloppe matelassée.
Comme elle n’arrivait pas à retrouver ses ciseaux dans tout ce bazar, elle prit un couteau à steak et souleva soigneusement le rabat collé. Elle essuya, avec un torchon mouillé, la farine, le sucre et une matière brune, collante, non identifiée, répandus sur la table qu’elle avait trouvée aux Puces, et si ça ne plaisait pas aux types du labo, qu’ils aillent se faire voir. Elle releva une chaise qui n’avait pas été brisée et s’assit à la table.
Barney et Bitsy la rejoignirent et se frottèrent en ronronnant contre ses bras, l’empêchant plus ou moins de bouger. Pendant un moment encore, elle se contenta de tenir l’enveloppe dans sa main. Elle se sentait excitée et elle avait envie de pleurer. Elle en était sûre, c’était sa grand-mère qui l’avait laissée dans sa boîte aux lettres peu avant de se faire assassiner.
Elle l’ouvrit et vida soigneusement son contenu sur la table : une carte postale, une clé et deux feuilles de bloc lignées, pliées.
La carte postale, dont les bords étaient râpés et un coin corné, représentait une célèbre tapisserie médiévale, celle avec une licorne. Elle la retourna.
Il n’y avait pas d’adresse de destinataire, mais dans l’espace réservé au message, sa grand-mère, ou quelqu’un d’autre, avait écrit en russe une sorte de poème :
Le sang coule dans la mer
La mer rencontre le ciel
Du ciel tombe la glace
Le feu fait fondre la glace
Une tempête éteint le feu
Et fait rage dans la nuit
Mais le sang coule encore dans la mer
Interminablement.
Ça ne ressemblait pas vraiment à un poème ; c’était vraiment bizarre. Les mots étaient simples, ils évoquaient des images claires, précises, mais le sens général lui échappait. Elle le relut deux fois. Sans résultat.
Les petits caractères, en haut de la carte postale identifiaient la tapisserie comme étant La Dame à la licorne : à mon seul désir. Musée de Cluny, Paris, France. Elle la retourna. On y voyait une femme debout devant une tente, sa servante à côté d’elle, tenant une cassette ouverte. Une licorne était couchée par terre, à ses pieds. Mais rien dans la tapisserie n’évoquait le sang qui coulait, la glace qui tombait ou une tempête qui faisait rage.
Elle remit la carte postale dans l’enveloppe matelassée et prit la clé.
Elle avait l’air ancienne. Non, plus qu’ancienne – antique. On aurait dit qu’elle remontait à la nuit des temps, et elle était lourde. Sans doute en bronze. Et curieusement chaude dans sa main, comme si elle gardait captif le feu de la forge qui l’avait façonnée. L’anneau était en forme de griffon, un animal à corps de lion avec une tête et des ailes d’aigle. Mais les dents de la clé étaient particulièrement étranges – comme les dents des Ferengi, les personnages de Star Trek : pointues et inclinées d’une drôle de façon. Zoé ne voyait vraiment pas quel genre de serrure une clé pareille pouvait bien ouvrir.
Elle remit la clé dans l’enveloppe avec la carte postale, puis elle prit les feuilles du bloc et les déplia. C’était une lettre, également écrite en caractères cyrilliques, d’une main tremblante et hésitante.
À ma bien-aimée petite-fille,
On dit qu’on peut complètement disparaître en vivant dans la rue. Je prie pour qu’il en soit ainsi. Pour réussir à te faire parvenir cette lettre avant que les chasseurs me trouvent.
Je regrette bien des choses, mais ce qui m’afflige le plus c’est que je n’aurai jamais la joie de voir ton visage. Four te préserver des chasseurs, je suis restée éloignée pendant de longues années de solitude, mais la semaine dernière on m’a dit que j’avais un cancer inopérable, incurable. Je suis mourante. C’est la raison pour laquelle je suis ici aujourd’hui, et la raison de cette lettre.
Je voudrais bien pouvoir emmener tous mes secrets dans la tombe, mais l’ignorance est un piètre bouclier contre le danger, et faire son devoir quoi qu’il en coûte est encore une noble tâche, n’est-ce pas ? Oui, je dois le croire, ou bien pour moi il n’y aura pas de salut.
Je n’ai pas beaucoup de temps devant moi, et il y a un réel danger que cette lettre tombe entre de mauvaises mains, et que des innocents y laissent la vie, alors je n’ose plus écrire que ceci…
Les femmes de notre lignée sont les Gardiennes de l’autel d’ossements, et cela depuis si longtemps que le commencement se perd dans les brumes du temps. Le devoir sacré de chaque Gardienne est de préserver du monde la connaissance du chemin secret, car au-delà du chemin se trouve l’autel, et l’autel recèle la fontaine de vie.
À ma mort, tu deviendras la prochaine Gardienne. Je me doute que tu te demandes, Et ma mère ? Tu as raison, c’est à elle que cet honneur et ce fardeau auraient dû revenir, mais…
Là, quelques mots avaient été lourdement rayés, et puis la lettre continuait.
Tu connais mieux que personne la vraie nature d’Anna Larina. C’est donc à toi de recevoir l’autel d’ossements en héritage. Je ne pourrai être là pour te guider. Au lieu de cela, je ne puis que te laisser ces énigmes ridicules à élucider. Non, je fais offense au passé en qualifiant ces énigmes de ridicules, parce qu’elles ont été conçues par les Gardiennes précédentes qui comprenaient trop bien le noir pouvoir de l’autel et qui savaient que le lieu de son existence devait être à jamais dissimulé aux chasseurs.
Parce que, vois-tu, il y aura éternellement, quoi que l’on fasse, des chasseurs. Leur nom, le masque sous lequel ils se cachent changeront au fil des générations, mais il y a une chose qui a toujours été et qui demeurera toujours. D’une manière ou d’une autre, ils apprendront l’existence de l’autel et, à partir de ce moment-là, ils n’auront plus qu’une obsession, s’en approprier le pouvoir.
Quand ma propre mère m’a pour la première fois parlé de l’autel d’ossements, elle m’a bien avertie de ne faire confiance à personne, pas même à ceux que j’aimais. Mais je n’étais qu’une idiote. Un terrible crime a été commis parce que j’ai trahi les secrets de l’autel, aggravant encore le danger pour toi, ma petite-fille. Et si les chasseurs devaient un jour trouver ce qu’ils cherchent, ils te tueraient et tueraient tous tes proches, rien que parce que vous en savez trop.
Dieu me pardonne, je n’aurais jamais dû faire ce que j’ai fait, et pourtant, sans libre arbitre, nous serions une espèce sans âme. Alors puisse la Dame te conseiller et te préserver dans les choix que toi aussi tu devras faire.
Regarde la Dame, parce que son cœur chérit le secret, et que le chemin qui mène au secret est infini. Mais quand tu y arriveras, prends garde à ne pas marcher là où gisent les loups.
Ta grand-mère qui t’aime, Katya Orlova, la fille de Lena Orlova, qui était la fille d’Inna, qui était la fille de Svetlana, qui était la fille de Larina, et ainsi de suite en remontant le courant des siècles et les liens du sang jusqu’à l’année de la découverte de l’autel et de la consécration de la première Gardienne.
Et puis, en bas, d’une écriture un peu hachée, d’une encre plus sombre, comme si la peur avait conduit sa grand-mère à appuyer plus fort avec son stylo sur le papier, les mots :
Rappelle-toi, ne fais confiance à personne. Personne. Prends garde aux chasseurs.
« L’autel d’ossements », dit Zoé, tout haut.
Elle frissonna comme si elle avait plongé le regard dans une tombe ouverte. Sa grand-mère était morte en prononçant ces mots.
Elle se leva très vite, encore tremblante, et s’approcha de la fenêtre. L’inspecteur Mackey était parti, mais la voiture de patrouille était là. Un flic en uniforme était debout à côté, et parlait dans sa radio d’épaule.
Elle relut la lettre de sa grand-mère. L’autel d’ossements, devenir la nouvelle Gardienne, un chemin secret, des énigmes à résoudre – tout cela aurait pu paraître stupide, comme des bribes d’un conte russe, si sa grand-mère n’était pas morte, assassinée.
Le type à la queue-de-cheval. Il était encore tout près, Zoé le sentait, et sa gorge la brûlait comme si la chaîne se resserrait à nouveau autour de son cou, l’étranglant.
Elle parcourut du regard son loft dévasté. Il ne s’attendait tout de même pas y trouver un autel en os ? Mais peut-être que ce n’était pas un vrai autel, ou alors, si c’en était bien un, peut-être qu’il n’était pas vraiment fait avec des os.
L’énigme lui faisait mal à la tête. Quoi que puisse être cet autel d’ossements, l’homme à la queue-de-cheval avait tué sa grand-mère en essayant de s’en emparer.
Enfin, qu’il aille au diable. Zoé ne permettrait pas que sa grand-mère soit morte en vain. Si Katya Orlova voulait que sa petite-fille soit la prochaine Gardienne, eh bien, sa petite-fille ferait absolument tout ce qu’il fallait pour ça, même si elle n’avait pas la moindre idée, à ce stade, de ce que ça pouvait bien vouloir dire, et encore moins ce que cela exigerait d’elle, à part…
Cherche la Dame… Elle reprit la carte postale représentant la Dame à la licorne, la regarda à nouveau.
« … à part aller faire un tour au musée de Cluny », dit-elle à Barney qui fouinait dans le fouillis, par terre, à la recherche d’un peu de rab de fromage à tartiner.
Elle jeta un rapide coup d’œil par la vitre – la voiture de patrouille était toujours là, mais plus le flic. Il devait être dans l’escalier. Elle avait intérêt à se dépêcher.
Elle chercha sa boîte à bijoux et finit par la trouver renversée dans la baignoire. Elle fouilla dans le contenu en désordre, à la recherche d’une chaîne solide et en trouva une, en argent, qui ferait l’affaire. Elle passa la chaîne dans la clé, se l’attacha autour du cou et la cacha sous son pull.
On frappa à la porte.
« Mademoiselle Dmitroff ?
— Une minute ! répondit-elle. Je me rhabille et je viens tout de suite !
— Pardon, m’dame. Je, euh, je reste là, dans le couloir. »
Elle fourra la carte postale et la lettre de sa grand-mère dans une pochette intérieure de son sac, munie d’une fermeture Éclair. Ensuite, elle alla rapidement vers son bureau à cylindre et ouvrit le compartiment secret. Son passeport y était encore, grâce au ciel. Elle le mit dans son sac avec le reste, puis elle vérifia son portefeuille : quatre-vingt-cinq dollars en billets, suffisamment pour payer le taxi jusqu’à l’aéroport. Si elle ne pouvait pas prendre un vol direct pour Paris le soir même, elle essaierait de passer par Chicago, New York ou même Atlanta. Une fois arrivée à destination, elle pourrait retirer des euros à un distributeur.
Quand elle serait dans le taxi, elle enverrait un texto à Gretchen, son assistante juridique, pour lui demander d’assurer le suivi de la seule affaire qu’elle avait à plaider la semaine suivante. Elle avait également des conclusions à rédiger pour une affaire de détention préventive, mais ça aussi, Gretchen pourrait s’en occuper.
Zoé éprouva un soudain pincement en repensant à sa grand-mère allongée dans ce sac de plastique blanc, dans la chambre froide de la morgue. Elle ne voulait pas qu’elle soit enterrée comme indigente, et elle ne pouvait pas compter sur Anna Larina – qui s’en foutait pas mal – pour prendre les dispositions nécessaires. Elle pourrait peut-être demander aussi à Gretchen de commencer au moins à s’occuper des formalités à sa place si elle ne rentrait pas de Paris à temps.
Un autre coup sur la porte, plus doucement, cette fois.
« Euh, m’dame ? Ça va ?
— Oui, oui, j’arrive… »
Elle prit des chaussettes et des sous-vêtements propres, culottes et soutien-gorge, les jeta dans sa besace. Elle aurait vraiment voulu prendre une douche et se changer. Les vêtements qu’elle avait sur elle, un jean et un pull noir en cachemire, en avaient vu de belles ce jour-là. Mais elle n’avait pas le temps.
Elle réussit à faire entrer Barney et Bitsy dans leurs sacs – ils se montrèrent coopératifs, pour une fois. Et puis elle enleva la barre de sécurité et rouvrit la porte.
Elle gratifia de son sourire le plus éclatant le jeune homme au visage frais qui attendait sur le palier.
« Mes pauvres chats sont tellement traumatisés que je crois que je vais les confier à une voisine pendant mon absence. J’en ai pour une minute. Si vous pouviez m’attendre ici, devant chez moi, pour veiller sur tout ça… ? »
Maria Sanchez ouvrit sa porte sans laisser le temps à Zoé de frapper.
« Vous êtes sûre que vous n’avez pas d’ennuis, Zoé ? Tous ces flics ici, ce soir, qui vont et viennent…
— Vous pourriez vous occuper de mes bestioles pour moi ? demanda Zoé sans respirer, les mots se bousculant sur ses lèvres. Je dois m’absenter quelques jours.
— Mais bien sûr. Tout ce que vous voudrez. Vous savez que je me ferais tuer pour vous. »
Elle donnait tellement l’impression de le penser que ça n’avait l’air ni ridicule ni mélodramatique.
Et de toute façon, Zoé lui faisait confiance pour s’occuper de ses bébés, ce qui revenait à peu près au même.
Elles tombèrent dans les bras l’une de l’autre, puis Zoé dit :
« Merci, Maria. Et ne vous en faites pas, tout ira bien pour moi. D’ici quelques minutes, un charmant jeune policier descendra vous demander où je suis passée…
— Alors, il vaut mieux que vous ne me le disiez pas. »
Dans la cage d’ascenseur, la cabine s’ébranla, amorça son ascension. Maria agita les deux mains comme pour la chasser.
« Allez-y ! Appelez-moi pour me dire que vous êtes en sécurité. »
Zoé l’appellerait. Mais elle commençait à se dire qu’elle ne serait peut-être plus en sûreté avant un certain temps…